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De qui parle-t-on ?

Pour saisir qui est ce ruisseau, de quelle entité on parle quand on dit Caravelle ou Aygalades, quelques indications géographiques sont nécessaires : 17,1 km de linéaire sur le tracé de Caravelle-Aygalades, dévalant du Nord au Sud, depuis le versant Nord du massif de l’étoile à 230 m de hauteur, jusqu’à atteindre le point 0 de la mer à Arenc, où il rejoint le bassin portuaire du même nom dans un cadre en béton, sous la tour de la CMA CGM. Son bassin versant, l’aire qu’il draine, représente 52 km² avec comme point culminant le plus haut point du massif de l’Etoile à 651 m d’altitude. L’aire concerne les communes de Septèmes-les-vallons, Simiane-Collongue, Les Pennes-Mirabeau et de nombreux quartiers de Marseille, si l’on considère ces grands affluents comme le ruisseau des Cadenaux, la Bédoule, le ruisseau des Lions, Plombières, et tous les talweg plus ou moins secs des Vallons de Septèmes. En prenant en compte le linéaire de tous ces affluents on arrive à plus de 60 km de réseau hydrographique…

 

Comprendre un ruisseau, demande de comprendre la géologie des sols qu’il traverse, et des relations que ces sols rendent possibles avec les eaux souterraines. En amont, le ruisseau circule à travers le monde des calcaires et ses réseaux karstiques : de failles en percements, l’eau circule dans le massif de façon parfois surprenante et ses relations avec le ruisseau sont complexes. Parfois l’eau ressort rejoindre le ruisseau à travers de multiples sources qu’on retrouve en nombres de Septèmes jusqu’aux Aygalades, parfois le cours d’eau semble absorbé par une faille et rejaillir en aval, comme lors du passage de la cascade de la cité des arts de la rue. Ce sont de très vieilles roches qui ont émergé lors de ce qu’on appelle en géologie l’évènement liguro-provençal pendant lequel les fonds calcaires ont émergé pour former les petites chaînes montagneuses provençales. En aval des Aygalades, on arrive dans les roches détritiques, qui sont faites de ces roches beaucoup plus anciennes, mais charriées par les millions d’années d’écoulement, plus érodées, moins denses, mélangées avec des marnes et des argiles, qui transforment encore les écoulements, jusqu’à arriver au monde sédimentaire, qui sont les matériaux très fins avec lesquelles le ruisseau se fabrique son lit et son aval : sables, cailloux, matières fines. Dans ce monde sédimentaire, la nappe circule de manière beaucoup plus diffuse et est en échange constant avec le ruisseau.

Ces relations avec les nappes, bien entendu, ne sont possibles que s'il n’y pas de couches de béton… Ces sols, on ne les voit que peu, ils sont très artificialisés. A peu près 57% du lit de Caravelle est bétonné, 38% busé, donc en galerie… 40% des sols du bassin versant étaient urbanisés en 2019, on arrive à 55% si on considère uniquement le sous-bassin versant de Plombière. Notre chevelu de ruisseaux est donc atteint d’une pathologie bien connue des rivièrologues : le syndrome des petites rivières urbaines.

Syndrome des petites rivières urbaines

Une triple conséquence importante de ce syndrome : sécheresse, pollution et inondation. Dans une rivière en bonne santé, quand il pleut, le débit de la rivière met du temps à être sensiblement transformé, il y a un temps de latence. Il s’agit du temps pour que les sols se chargent en eau, que les nombreuses nappes se rechargent et filtrent les pollutions à travers les sables, roches et graviers. Pourtant, dès qu’il pleut, le débit du ruisseau augmente presque instantanément. L’eau coule sur les sols bétonnés, accumule toutes les pollutions qui s’y trouvent et se jette dans le ruisseau dévalant à toute berzingue jusqu’à la mer. Les risques d'inondations en sont accrus, mais aussi la sécheresse des sols et l’absence d’épuration naturelle...

Cette urbanisation a de nombreuses conséquences très importantes sur la santé d’une rivière : sur les rives des Aygalades, il n’y a pratiquement pas de ripisylve (mot utilisé pour désigner les forêts de berges). Les scientifiques de l’IMBE indiquent une ripisylve très fragmentée avec une majorité écrasante d’essences dites « rudérales » (donc qui poussent partout, comme la ronce) et d’espèces dites « envahissantes » comme la canne ou l'ailante ou le robinier. Mais par ripisylve très fragmentée, il faut entendre que sur une grande partie de son cours, le ruisseau n’a pas de ripisylve du tout.

On observe quand même tout en amont du ruisseau quelques essences de ripisylve sèche : comme les chênes verts ou blancs, voire des érables champêtres, mais aucune essence de ripisylve humide comme le saule, l’aulne ou le bouleau. Là, ce n’est pas l’urbanisation qui est à blâmer. Cette tête de bassin versant voit la plupart des eaux captées par la carrière Lafarge, qui propose un très mauvais commencement pour le ruisseau : quand le système de pompes de cette multinationale du ciment ne fonctionne pas, et bien il n’y a pas d’eau...

Sans ripisylve diversifiée, les végétaux ne jouent presque pas de rôle d’épuration ou d’habitats et surtout n’offre aucune ombre au ruisseau, dont la température moyenne continue d’augmenter : elle est passée de 14,5°C à 15°C de moyenne entre 2016 et 2021. Une eau chaude est une eau mal oxygénée et propice au développement bactériologique. Les bactéries présentes dans le ruisseau indiquent une contamination fécale assez importante, historique et contemporaine, qui asphyxie le milieu, notamment les algues benthiques.

Les algues benthiques sont le cœur des écosystèmes ruisseaux : ce sont les diatomées, les algues vertes et toutes ces micro-algues que l’on trouve en grattant les cailloux et fonds de rivières. C’est le premier maillon des chaînes alimentaires que les larves et micro-invertébrés broutent avant d’être eux-même broutés… Ces mêmes algues sont les petits poumons d’eau douce, comme le sont les forêts pour les écosystèmes terrestres. Les études sur ces algues sont catastrophiques : une rivière en bonne santé compte plus d’une centaine de taxons différents (sortes), dans Caravelle seulement 33 ont été identifiés, et seulement 5 espèces différentes représentent 70 % des populations totales.

Ces cinq espèces sont des espèces polluo-tolérantes et halotolérantes. C'est-à-dire que ce sont des espèces réputées pour résister à la pollution et au sel. Un indice : la plus grande diversité d’algues se trouve en amont de l’ancien site de Duclos et de SPI Pharma, c’est en aval de ces sites que nos cinq espèces finissent par être sur représentées. Les examens de la qualité chimique de l’eau ont révélé une contamination à de nombreux métaux lourds comme l’arsenic, antimoine, cadmium, cuivre, plomb, zinc, mercure, plutôt attribuable aux anciennes industries chimiques septémoises ainsi qu’une contamination ionique aux sels d’aluminium dont les rejets par SPI Pharma sont attestés. La densité de population, même de ces espèces résistantes a diminué drastiquement entre 2016 et 2021… Ce qui nous indique que loin d’être en voie de récupération, notre ruisseau approfondit son agonie.

Les micro-invertébrés suivent ce même scénario, on constate une très faible biodiversité, et des espèces caractéristiques des milieux hyper pollués, avec une domination numérique de cinq taxas, un gastéropode (sorte d’escargot d’eau douce), un oligochète (ver de vase), un amphipode (notre petit gammare qu’on retrouve surtout en amont), deux larves d’éphémères et une larve de chironome (qui après devient un sorte de petite mouche). On constate la même chute de population, sauf pour les chironomes, seules espèces qui ne semblent pas en train de disparaître. Ces micro-invertébrés sont très importants dans les écosystèmes non seulement d’eau douce, où ils activent la vie des fonds, transportent la matière, et servent de maillons alimentaires clés pour l'arrivée des poissons, mais également pour les écosystèmes hors de l’eau : 20 % des insectes terrestres naissent dans l’eau…

Cette précarité écosystémique se traduit bien évidemment dans la présence des grandes créatures de rivière : les poissons. Vingt-sept anguilles sédentaires ont été observées lors d’une pêche scientifique menée par l’IMBE avec la fédération de pêche du 13 dans le bassin de la cascade, quatre juvéniles semblent indiquer que c’est une présence qui se maintient. Une première nasse avait été installée en 2016, mais elle n’avait pas fonctionné, hormis quelques grenouilles rieuses (espèce envahissante) qui avaient été capturées par mégarde. Mais tous les individus observés sont en mauvaise santé, ils ont des mycoses et des malformations : comme les algues et les microinvertébrés : le milieu est toxique.

En aval, une autre grande source de pollution est identifiée, avec de hauts taux de chrome Cadmium, titane, plomb zinc et mercure. Ces pollutions sont aussi multiples : terril de boues rouges, anciennes installations industrielles, mais aussi une fuite dans une cuve de chrome hexavalent de la société Protec Métaux Arenc a durablement pollué les eaux et les sols par ce même chrome que celui du film Erin Brockovich avec Julia Roberts. Ce chrome est classé comme cancérogène, mutagène et reprotoxique.

Le chrome hexavalent, mais la plupart des autres polluants aussi, entrent en profondeur dans les eaux souterraines, les berges, les sols, et il est déconseillé de se baigner dans le ruisseau encore plus d’utiliser cette eau pour toute agriculture vivrière ou même de cultiver les sols à proximité du ruisseau. Il est inenvisageable de boire l’eau de tous les puits. Ce qui pouvait être un vecteur de vitalité devient transmetteur de toxicité. Aucune étude d’impacts sur la santé publique liée à la pollution du ruisseau n’a été effectuée à ce jour.

Fabrique de l’impuissance de Caravelle et Aygalades

Le ruisseau a été abandonné à cette toxicité, on en a fait un égout. Les industriels l’ont utilisé comme déversoirs, un exutoire du canal de Marseille a permis d’augmenter les débits et donc d’utiliser le cours comme un canal à force motrice, de nombreuses maisons ont eu, et pour certaines ont encore, leur évacuation d’eaux usées dans le ruisseau, et les exutoires pluviaux des rues adjacentes conduisent à ce petit cours, souvent transformé en fossé de bord de route. Pour ce faire, c’est la forme même du ruisseau qui a été retravaillée : lorsqu’il n’est pas enterré ou bétonné, son cours a été rectifié (il coule tout droit), canalisé, ses berges consolidées pour qu’il ne dévie pas de la trajectoire qu’on lui a dessiné.

Toutes ces transformations morphologiques ont un impact très fort sur la capacité du cours d’eau à réagir à tout ce qui lui est fait : sans méandres, l’eau dévale plus rapidement, elle prend de la vitesse, augmente les risques d'inondations et creuse en profondeur. A de nombreux endroits, le ruisseau se retrouve canyonisé, comme un canyon, déconnecté de la végétation de rives qui dépérit (ce que l’on disait plus haut sur la ripisylve sèche). Mais aussi sans méandres, on perd l’alternance entre vasques et rapides. C’est cette alternance qui permet à la rivière de développer des habitats diversifiés et de s’oxygéner naturellement. Sans habitats diversifiés, pas de biodiversité. Sans méandres encore, la rivière ne creuse plus ses berges (surtout si elles sont bétonnées). Les fonds de la rivière s’appauvrissement, on dit que la granulométrie de ces sols se simplifie. C'est-à-dire qu’il n’y a plus différentes natures de sols. Or, en plus de fournir différents habitats, une granulométrie diversifiée permet une épuration des eaux par effet de filtrage lorsque la rivière échange avec la nappe. Elle ne peut donc plus réguler elle-même la pollution.

Dernier élément, pour être sûr de bien avoir en tête les difficultés auxquelles Caravelle fait face : son débit aussi a été fortement artificialisé. Toutes les eaux de la tête du bassin versant sont captées par la carrière de la cimenterie Lafarge Holcim qui ne rejette que 80 % des eaux captées de manières ponctuelles. La mise en eau du ruisseau n’est que ponctuelle et trop souvent les débits très faibles de l’amont ne permettent pas de dépasser les nombreux petits seuils des différents bassins de rétentions censés prévenir les inondations. Ensuite, les sols sont fortement urbanisés, on l’a déjà vu, ce qui impacte très fortement le débit, mais il faut aussi prendre en compte les petites et grandes percées des massifs qui captent toute une partie des systèmes karstiques, les fameux mondes calcaires évoqués plus haut. Que ce soit la galerie à la mer (ancienne galerie minière aujourd’hui utilisée pour refroidir les data centers), les nombreux tunnels ferroviaires ou encore les creusements liés à l’autoroute, toutes ces modifications des sous-sols ont un impact sur le débit des Aygalades, très dur à évaluer. On sait cependant que la galerie à la mer à un débit de 3000 m³/h, que des pertes très importantes d’eau ont lieu au niveau de l’A7, que les tunnels ferroviaires sont régulièrement inondés, etc.
 

Prendre soin - un programme titanesque

Prendre soin du ruisseau semble une tâche titanesque… Comme le disent les membres du bureau d’étude Biotec, il faudra sans doute autant de temps pour rendre au ruisseau sa vitalité que ce qu’il a fallu comme temps pour la défaire. Soit, minimum deux siècles.

Commencer par le connaître intimement est une première étape, et les scientifiques de l’IMBE ont entamé ce processus, qu’il faut encore et encore reprendre. Il faudra aussi articuler ces savoirs scientifiques avec plein d’autres savoirs : des savoirs sensibles, quotidiens, collectifs, poétiques ou spirituels...

 

Ensuite, chercher à supprimer les contraintes : empêcher SPI Pharma de poursuivre ses rejets dans le ruisseau (peut-être carrément développer les remèdes à base de plantes médicinales ?) ; demander au SERAMM d’identifier les rejets domestiques qui se maintiennent dans le ruisseau (ou même arrêter de déféquer dans l’eau potable ?) ; répondre à la problématique des macro déchets (idéalement en interdisant les emballages plastiques, mais en attendant, en organisant des ramassages, réfléchir à l’emplacement des poubelles, faire de la sensibilisation) ; lutter contre l’urbanisation à outrance (et lutter contre le mal logement en sortant de la logique capitaliste du secteur du BTP).

Après, il faudrait chercher à restaurer ce qui a été durablement détruit. Par exemple, mettre en place un système de rejets d’eau dans le ruisseau par Lafarge plus pertinent (en attendant de renaturer la carrière et une transformation radicale du secteur du BTP); exiger de Sathys – qui a racheté Protec Métaux Arenc – qu’ils dépolluent la contamination au Chrome hexavalent (avant peut-être d’entamer une désescalade mondiale de l’industrie de l’aéronautique auxquelles servent ces peintures); redonner de l’espace à Caravelle partout où faire se peut, débétonner autant que possible pour que Caravelle puisse retrouver sa puissance d’agir et qu’elle puisse elle-même se restaurer (préalable pour considérer les Aygalades comme une entité avec laquelle on interagit plutôt que uniquement comme une ressource à exploiter)

Et pour finir, inventer d’autres manières de vivre avec : faire des projets d’aménagements comme à la cité des arts de la Rue, à Duclos, au Parc des Aygalades porté par Euromed, aux  jardins partagés de jardinot, une occasion d’apprentissage collectif, de liens et non d’exclusion, pour résister à la dépossession technocratique des enjeux du ruisseau et construire de vraies pratiques populaires de soin ; récupérer les eaux de la galerie à la mer pour développer une agriculture vivrière qui réhydratent la terre dans les hauteurs du bassin versant pour résister à sécheresse des collines devenues garrigues ; redéveloppper des usages comme la pêche ou la baignade, la réouverture de puits et faire de vraies assemblées populaires – dont la forme serait toujours à réinviter et affiner en fonction des besoins – où les questions de l’eau sous toutes ses modalités (eau potable, eau d’assainissement, eau industrielle, eau agricole et eau dans les milieux) seraient abordées.

Alors on rêve un peu, mais tout ce qu’on vient de dire là, ce grand programme, on peut le réduire en une seule formule : faire que le gammare soit à nouveau le maillon de continuité écologique qu’il est censé être.

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